Changer la vie des mannequins

Gwenola pour le magazine Amica (photo Fanny Latour-Lambert)

Le prêt-à-porter défile entre New-York, Londres, Milan et Paris pendant un mois. Et pour une fois, les projecteurs se braquent aussi sur les mannequins. Ou plutôt, leurs conditions de travail. Après deux ans de réflexions, deux d'entre elles, Gwenola Guichard et Ekaterina Ozhiganova ont décidé de fonder Model Law, la première association française de modèles. Pas pour s'ériger en syndicat mais pour obtenir que la loi et le droit du travail soit appliqués dans la mode aussi. Elles ont rédigé un manifeste, déjà signé par 200 personnes travaillant dans le milieu :

"L’activité de mannequin doit être mieux encadrée par la loi. Nous luttons pour obtenir plus de contrôle afin de faire appliquer le droit du travail. Nous demandons un statut juridique plus clair et plus juste, le respect de l’intégrité physique et morale du mannequin et un changement des pratiques et des mentalités. La liberté d'expression des mannequins doit aussi être renforcée."

Gwenola a 29 ans. Elle a commencé le mannequinat à 24 ans et pose pour Céline, Vetements, Vogue. "Je n'ai pas fait ce manifeste en réaction à du harcèlement subi personnellement, m'explique-t-elle. Par contre, n'être jamais payé le mois suivant notre prestation, c'est très compliqué! La majorité des mannequins sont payées avec 3 mois de retard. Une fois, une agence m'a prélevé 300 euros pour des frais de marketing... Des frais abusifs, comme beaucoup d'autres. Le mannequin touche un tiers du montant facturé au client. Le reste va à l'agence."

Car au-delà du #MeToo et des agressions sexuelles, au-delà de la taille zéro imposée, les mannequins travaillent dans un no man's land social. Censées être salariés, ils n'en perçoivent quasi aucun avantage : peu de protection morale, pas de syndicat, pas de salaire fixe, des frais de voyage prélevés sur leurs cachets...

Gwenola donne quelques exemples concrets : "Ne jamais savoir quand ta journée va se terminer est très pénible et si tu demandes, on te trouve "difficile". On te donne le moins d'infos possible, tu es vraiment en bout de ligne. Une fois en Chine, j'ai commencé à 8 h du matin et à 22 h, j'étais toujours en train de poser. Je me suis mise à pleurer pour que la séance s'arrête. C'était censé être pour un look book et on a fait 120 looks." Il suffit de fermer les yeux et d'imaginer dans cette situation une jeune fille de 16 ans, parlant seulement russe ou polonais, pour deviner qu'elle se défendra difficilement. 

Le mannequin travaille avec une seule agence dans chaque ville et en changer est très compliqué car l'agent (ou bookeur) doit bien connaître ses mannequins pour savoir les "vendre" aux marques ou aux magazines. Les mannequins restent un produit, qu'il faut promouvoir, marketer, exporter ; le bookeur vend d'abord une idée, un rêve. Et un rêve, un concept, ne boit pas, ne mange pas, n'a pas froid. Un rêve n'a pas de rendez-vous avec son amoureux ni d'examens à passer. Un rêve n'a pas de vie propre ni de sensibilité. Gwenola se souvient d'une autre séance, sur les toits de Berlin, avec un vent glacial. "L'équipe n'avait rien prévu pour nous réchauffer. Quand le shooting est organisé par une grosse marque, elle a plus d'exigences sur les conditions de travail ; quand c'est un magazine, c'est souvent en freestyle et personne n'est payé sauf le photographe s'il est très connu."

En France, les agences de mannequins sont représentées par le Synam (Syndicat national des agences de mannequins) et le FFAM mais les mannequins, eux, n'ont pas de voix. Beaucoup sont étrangers, très jeunes. Leur cachet est parfois le seul revenu de leur famille. Leur seul interlocuteur est leur bookeur, souvent débordé et sous pression. Comment négocier son salaire ou rapporter une tentative de viol au milieu d'un open space, à quelqu'un dont le téléphone clignote toutes les 80 secondes ?

Plusieurs mannequins hommes ont signé le manifeste de Model Law, explique Gwenola : "Ils sont encore moins respectés que nous, les filles, et la pression de la maigreur y devient terrible. Par contre, on accepte mieux qu'ils continuent leurs études ou travaillent à côté. Il y a plus d'identités possibles aussi : tu peux être le beau gosse, l'intello, le dandy... Ils ont le droit d'avoir une personnalité. Chez les filles, il y a deux créneaux : la fille qui fait les maillots de bain et celle qui fait les défilés. Et tu dois te consacrer à 100 % au job."

Présentation du manifeste Model Law - cliquez pour agrandir

Gwenola invite les agences à soutenir le mouvement Model Law. Pour elle, les bookeurs aussi souffrent de cette situation et il est urgent que tout le secteur ouvre les yeux. Car la plupart des marques et des journalistes tombent des nues quand ils découvrent la façon dont les choses se passent en coulisses : beaucoup ont délégué la gestion des mannequins à des directeurs de casting ou des agences de pub. Difficile de savoir quand la machine s'est emballée. A l'orée des années 2000, sans doute, quand les investisseurs ont pris le pouvoir sur les marques*. La chaîne s'est fragmentée, les liens humains se sont cassés, personne ne connaît plus les contraintes de travail des uns et des autres, le défilé ou les photos doivent simplement être réalisés. Tant pis pour les petites mains : les mannequins, mais aussi les couturières, les coiffeurs ou les maquilleurs. 

La maigreur imposée et les abus sexuels de Terry Richardson ou Bruce Weber ne sont que la partie émergée de l'iceberg. LVMH et Kering ont instauré il y a quelques mois une "charte" dans laquelle ils annoncent refuser les tailles 32 pour les femmes et inférieures aux 44 pour les hommes. ELLE et Fémina se sont joints à eux. Un début. Mais la vraie question que devrait se poser un styliste, c'est : "Pourquoi une femme adulte ne peut pas rentrer dans mes fringues ?"

Comme Sophie Fontanel, Géraldine Dormoy, Lise Huret, Isabelle Oziol de Pignol (et moi-même), vous pouvez signer le manifeste de Model Law.

Pour aller plus loin :

L'interview d'Ekaterina au magazine russe Afisha

A l'occasion de la sortie de son livre en Angleterre, l'interview de Victoire Dauxerre, qui a révélé la face cachée du mannequinat.

La page Facebook de Model Law.


*Chez Chanel, l'un des derniers bastions indépendants, 
les castings sont faits en interne 
et les mannequins y sont très bien traités.

stelda

2 commentaires:

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